Décision du Conseil constitutionnel sur la loi visant à lever les contraintes à l’exercice du métier d’agriculteur, dite « Duplomb »
Après une procédure parlementaire mouvementée, ayant poussé un examen en commission mixte paritaire grâce à une motion de rejet soutenue par les partisans du texte, la proposition de loi visant à lever les contraintes à l’exercice du métier d’agriculteur, dite Loi Duplomb , a été adoptée par le Sénat le 2 juillet 2025 et par l’Assemblée nationale le 8 juillet 2025.
Elle a aussitôt fait l’objet de saisines du Conseil constitutionnel, en application de l’alinéa 2 de l’article 61 de la Constitution :
- Le 11 juillet 2025 par les députés des groupes « La France insoumise – Nouveau Front Populaire », « Ecologiste et Social » et « Gauche démocrate et républicaine » ;
- Le 15 juillet 2025 par les députés du groupe « Socialistes et apparentés » ;
- Le 18 juillet 2025 par les sénateurs des groupes « Socialiste, Ecologiste et Républicain du Sénat », « Communiste Républicain Citoyen et Ecologiste – Kanaky » et « Ecologiste – Solidarité et Territoire ».
Par décision n° 2025-891 DC du 7 août 2025, le Conseil constitutionnel a partiellement censuré cette loi et a émis plusieurs réserves d’interprétation.
Contenu de la loi déférée
Les dispositions marquantes de la loi déférée se résument ainsi :
L’article 1er modifie les articles du Code rural et de la pêche (art. L. 254-1 et s.) relatifs à l’organisation des activités de conseil et de vente de produits phytopharmaceutiques, en étendant certaines obligations à la charge des conseils et en rendant leurs activités incompatibles avec l’activité de producteur de tels produits.
L’article 2 modifiait – il a été censuré sur ce point – les articles du Code rural et de la pêche (art. L. 253-8 notamment) relatifs à l’interdiction de principe de l’utilisation de produits phytopharmaceutiques contenant une ou des substances actives de la famille des néonicotinoïdes ou présentant des modes d’action identiques à ceux de ces substances.
Pour rappel, le principe d’interdiction avait déjà été tempéré puisque l’article L. 253-8 II du Code précité prévoyait que, jusqu’au 1er juillet 2023, des arrêtés de dérogation pouvaient être signés par les ministres chargés de l’agriculture et de l’environnement pour autoriser, à titre dérogatoire, l’emploi de semences traitées par de tels produits phytopharmaceutiques. Depuis le 1er juillet 2023, aucune dérogation ne pouvait plus être délivrée.
Le texte prévoyait qu’à l’avenir un décret pourrait, à titre exceptionnel, après avis du conseil de surveillance, pour faire face à une menace grave compromettant la production agricole, déroger à l’interdiction d’utilisation des produits lorsque les conditions suivantes sont réunies :
1° Les alternatives disponibles à l’utilisation de ces produits sont
inexistantes ou manifestement insuffisantes ;
2° Il existe un plan de recherche sur les alternatives à leur
utilisation.
L’article 3 modifie plusieurs dispositions du Code de l’environnement au profit de l’élevage. Il prévoit tout d’abord des modalités particulières de participation du public pour certains projets destinés à l’élevage de bovins, de porcs ou de volailles soumis à autorisation environnementale (substituant la réunion publique à une « permanence organisée par le commissaire enquêteur »).
Il fait également basculer dans le régime de l’enregistrement au titre de la législation ICPE des installations destinées à l’élevage intensif auparavant soumises à un régime d’autorisation ICPE.
Enfin, il tempère notablement l’application du principe législatif de non régression lequel ne pourrait plus s’opposer, en ce qui concerne les élevages bovins, porcins et avicoles, au relèvement des seuils de la nomenclature ICPE (autrement dit à un assouplissement des exigences découlant de l’application des différents régimes de la législation ICPE).
L’article 5 modifie également le Code de l’environnement (voir notamment l’insertion d’un article L. 411-2-2) pour faciliter l’autorisation d’ouvrages de stockage et de prélèvement d’eau lorsqu’ils portent atteinte à la biodiversité.
Il crée deux nouvelles présomptions de « d’intérêt public majeur« , assouplissant l’octroi de dérogations à l’interdiction de destructions d’espèces protégées et de dérogations à la loi sur l’eau, et pour :
« les ouvrages de stockage d’eau et les prélèvements sur les eaux superficielles ou souterraines associés qui poursuivent à titre principal une finalité agricole dans les zones affectées d’un déficit quantitatif pérenne compromettant le potentiel de production agricole lorsqu’ils résultent d’une démarche territoriale concertée sur la répartition de la ressource en eau entre l’ensemble des usagers, qu’ils s’accompagnent d’un engagement des usagers dans des pratiques sobres en eau et qu’ils concourent à un accès à l’eau pour tous les usagers« .
Décision du Conseil constitutionnel
Dans sa décision n° 2025-891 du 7 aout 2025, le Conseil constitutionnel a tout d’abord analysé le vice de procédure tiré de l’atteinte qui aurait été portée au droit d’amendement, par le recours à la technique de la motion de rejet préalable. Selon les auteurs de la saisine, la circonstance qu’une motion de rejet préalable soit adoptée avec le soutien de parlementaires favorables au texte, caractérisait une violation du règlement de l’assemblée nationale, et une sorte de manoeuvre de nature à vicier le débat parlementaire.
Sur ce premier point, et comme il l’avait déjà esquissé dans de précédentes décisions, le Conseil constitutionnel juge que « la loi déférée a été adoptée selon une procédure conforme à la Constitution« .
Contrôlant la constitutionnalité de la loi dont il était saisi, le Conseil constitutionnel a ensuite jugé que l’article 1er ne méconnait aucune disposition de valeur constitutionnelle.
Sur le très controversé article 2 de la loi, le Conseil constitutionnel a en revanche censuré, au visa de la Charte de l’environnement, la nouvelle dérogation à l’interdiction d’utilisation de produits phytopharmaceutiques contenant une ou des substances actives de la famille des néonicotinoïdes.
Pour ce faire, il a tout d’abord constaté que « les produits en cause ont des incidences sur la biodiversité, en particulier pour les insectes pollinisateurs et les oiseaux, ainsi que des conséquences sur la qualité de l’eau et des sols et induisent des risques pour la santé humaine« . Ces constats l’ont conduit à se placer, non pas sur le terrain du principe de précaution (puisque certaines incidences sur l’environnement sont avérées), mais sur celui des articles 1er et 2 de la Charte de l’environnement.
Le Conseil constitutionnel a ensuite relevé que les dispositions contestées permettent d’accorder une dérogation à l’interdiction d’utilisation de ces produits « pour toutes les filières agricoles, sans les limiter à celles pour lesquelles le législateur aurait identifié une menace particulière dont la gravité compromettrait la production agricole« . En outre, une telle dérogation peut être décidée pour tous types d’usage et de traitement, « y compris ceux qui, recourant à la pulvérisation, présentent des risques élevés de dispersion des substances« . Il a ajouté que ces dispositions « n’imposent pas que la dérogation soit accordée, à titre transitoire, pour une période déterminée« .
Par suite, le Conseil constitutionnel a jugé que le législateur, en permettant de déroger dans des conditions imprécises à l’interdiction des produits phytopharmaceutiques contenant des néonicotinoïdes, a privé de garanties légales le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé garanti par l’article 1er de la Charte de l’environnement.
Cette décision marque une application positive de l’article 1er de la Charte de l’environnement (cet article avait déjà fondé, dans une application négative, l’inédite reconnaissance de la protection des droits des générations futures : Décision n° 2023-1066 QPC du 27 octobre 2023, Association Meuse nature environnement et autres).
Elle laisse ouverte cependant la porte à l’adoption de dérogations plus précises et mieux encadrées à l’avenir (ce que n’a pas manqué de relever le sénateur à l’origine de la loi, dès le 8 août 2025), à l’instar de ce qui avait déjà été jugé dans la décision n° 2020-809 DC du 10 décembre 2020 reconnaissant la constitutionnalité de la première dérogation introduite par la loi relative aux conditions de mise sur le marché de certains produits phytopharmaceutiques en cas de danger sanitaire pour les betteraves sucrières.
Sur l’article 3 de la loi qui modifie lourdement plusieurs dispositions du Code de l’environnement au profit de l’élevage intensif, le Conseil constitutionnel rejette les griefs d’inconstitutionnalité.
Sur l’article 5 de la loi qui assouplit les possibilités d’obtenir une dérogation espèces protégées et une dérogation au titre de la loi sur l’eau pour les projet dits de méga-bassines, le Conseil constitutionnel ne censure pas le texte mais formule d’intéressantes réserves d’interprétation (points 137 et 138 de la décision) :
- Tout d’abord, il juge que si les dispositions contestées s’appliquent à des prélèvements sur les eaux souterraines, elles ne sauraient, sans méconnaître le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé, être interprétées comme permettant la réalisation de tels prélèvements au sein de nappes inertielles (nappes qui se caractérisent pas une cyclicité pluriannuelle et des écoulements lents ; sur l’impact cumulé des retenues d’eau voir cette étude très complète mise en ligne par l’OFB).
- Ensuite, il juge que les présomptions instituées par ces dispositions ne sauraient être regardées comme revêtant un caractère irréfragable faisant obstacle à la contestation de l’intérêt général majeur ou de la raison impérative d’intérêt général majeur du projet d’ouvrage concerné.
Enfin, paradoxalement, au point 73 de la décision, une porte étroite semble se maintenir pour une reconnaissance progressive d’un principe de non régression de valeur constitutionnelle (ne s’appliquant, pour le moment encore, qu’au pouvoir réglementaire) :
« 73. S’il est loisible au législateur […] de modifier des textes antérieurs ou d’abroger ceux-ci en leur substituant, le cas échéant, d’autres dispositions, il doit prendre en compte, notamment, le devoir de prendre part à la préservation et à l’amélioration de l’environnement mentionné à l’article 2 de la Charte de l’environnement et ne saurait priver de garanties légales le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé« .
Le principe n’est pas rehaussé au rang constitutionnel mais un chemin reste possible.
La décision n° 2025-891 DC et l’entier dossier du Conseil constitutionnel sont consultables ici.